Pointeur d'élite

Comme une odeur de Pastis

Publié le 21 mai 2015
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Murmures, ricanements étouffés, sourires en coin…
Voilà que le terrain de boules est sujet à l’agitation. A quelques mètres, accoudés au bar, même les habitués ont levé les yeux de leur pastis. Quelque chose d’intéressant semble se tramer en plein milieu de la place.
Probablement encore un coup d’André, pointeur d’élite…
Quand viennent les beaux jours et avec eux les touristes parisiens, André passe ses journées sur la place, ravi de voir défiler ceux qu’il appelle les amateurs, de jeunes boulistes en pleine fleur de l’âge, arborant Marcel moulant et exhibant leur lève boules dernier cri, de quoi faire frémir la fine fleur des tâteurs de boules parisiens. Attifées à la dernière mode, leurs midinettes font mine de ne pas remarquer les regards baladeurs, trop occupées à zieuter l’arrivée d’un SMS sur leur téléphone mobile.
Pour André et ses acolytes, l’été c’est la panacée. Ouvriers pour la plupart, ils préfèrent passer leurs vacances chez eux dans leur village de Provence, plutôt que de se risquer ailleurs. Ici, au moins, ils sont certains d’avoir le soleil et les amis. Le dépaysement pour eux, c’est le branle bas de combat des touristes qui pénètrent dans le village, leur 4X4 pour cheval de Troie.
André et sa bande deviennent alors le clou du spectacle, la cerise sur le gâteau, pour tous ces éphémères villageois déjà éblouis par les ressources que recèle la région. A leur retour de vacances, tous ces touristes pourront raconter à leurs amis parisiens pressés qu’ils ont visité un village provençal typique avec des personnages pittoresques, et qu’ils ont même eu l’occasion de partager un pastis avec des boulistes hors pair. Ils pourront fanfaronner d’avoir touché du doigt une autre culture et, d’un accent du midi maladroit, pourront même lâcher un extraordinaire « Bonne mère, il va arrêter de m’escagasser, celui-là!? » ou une variante du genre, qui leur vaudra l’admiration de leurs pairs.
Tout ça, André et ses compères le savent bien. En revanche, ce que les touristes ignorent, c’est que l’as du point et ses amis n’ont pas les yeux dans leurs poches quand les minettes arrivent perchées sur leurs hauts talons. Pire, les touristes sont à mille lieux de s’imaginer que l’arrivée de la période estivale suscite parmi les villageois d’exceptionnels remue-méninges. C’est toujours le même cirque : à celui qui trouvera le meilleur stratagème pour faire découvrir aux autres la couleur de la petite culotte d’une de ces demoiselles. Une véritable galère pour certains. Pas pour André.
Quand il s’estime suffisamment bien entouré, il prend sa pose de professionnel, feint de mesurer le sens et la vitesse du vent, fixe le cochonnet et pointe en prenant soin de semer le doute quant à qui va marquer le point. Abreuvé de pétanque depuis le berceau, André place la boule où il veut. Nonchalamment, il s’approche alors des boules qui font débat, tire de sa poche la vieille ficelle qui ne le quitte jamais, et mesure. Ses acolytes rouspètent, font mine qu’ils ne sont pas d’accord, comme convenu, pour attirer les foules. Tout le monde au village joue le jeu, discute le point. Incarnant son rôle de mentor à la perfection, André en profite pour placer quelques conseils, prenant les jeunes femmes à témoin, les invitant à se baisser pour leur montrer le millimètre objet du litige imaginaire.
Les sourires en coin, les ricanements étouffés, les murmures vont alors crescendo.
Du côté du bar de la place, les habitués savent que c’est sûrement encore un coup de maître d’André. Ils affichent un sourire complice et zappent sur une autre chaîne, en attendant le prochain attroupement.

Texte écrit lors d’un atelier d’écriture animé par Viviane Veneault de l’association Anagramme (Grenoble)

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